Une formation « située » de futurs enseignants au multimédia
François Mangenot, Université Stendhal - Grenoble 3
Paru dans Tardieu, C. & Pugibet, V. (2005) Langues et cultures. Les TIC, enseignement et apprentissage. Paris, CNDP, Dijon, CRDP Bourgogne, p. 123-133.
Faire créer des ressources multimédias à des enseignants de langue en formation est aujourd’hui devenu sinon banal, du moins relativement classique. Le projet expérimental qui va être présenté ici va cependant au-delà d’une simple création multimédia ; celle-ci s’est en effet effectuée en direction d’apprenants réels, débutants en français et vivant à l’autre bout du monde. Un groupe de seize étudiants en maîtrise de français langue étrangère (FLE) a ainsi créé des ressources multimédias pour dix-neuf étudiants australiens de première année. Après une brève présentation des fondements théoriques de ce projet expérimental, on présentera celui-ci, pour essayer ensuite d’en tirer quelques leçons plus générales sur la formation d’enseignants de langues au multimédia.
1.
Les théories de
l’apprentissage situé
Un des fondements scientifiques de cette expérimentation provient des théories de l’apprentissage situé. Il s’agit d’une approche qui pose que l’on n’apprend bien que dans un contexte ressemblant le plus possible aux conditions dans lesquelles ce qui est appris devra ensuite être mis en œuvre ; l’accent est donc mis sur le contexte, sur l’authenticité des activités, sur le travail collectif (Brown, Collins & Duguid, 1989). Pour les tenants de cette approche, apprendre, c'est participer aux pratiques sociales d'une communauté (dite « communauté de pratique »[1]). On passe d’une vision essentiellement individuelle de la cognition à une vision beaucoup plus sociale et culturelle (Legros & Crinon, 2002 : 57) :
L’idée que l’apprentissage doit être « situé » a un riche passé en psychologie […] qui ne se dément pas dans les sciences cognitives contemporaines […]. Les modèles actuels du développement cognitif insistent sur les contraintes contextuelles dans l’acquisition de connaissances : les concepts acquis dans un certain contexte tendent à être « soudés » à ce contexte et ne sont pas spontanément et facilement transférables et utilisables dans des cadres différents.
Autant l’approche communicative en didactique des langues – dans ses principes en tout cas – est en phase avec les théories de l’apprentissage situé, autant on peut souvent reprocher aux formations au multimédia de correspondre à l’exact contraire de ces principes : on apprend souvent à maîtriser des outils sans pratiquer des activités signifiantes pouvant être réalisées grâce à ces outils ; on n’exploite pas assez l’un des principaux avantages du multimédia, souligné par Legros & Crinon (ibid.) : « se rapprocher du monde réel, dans lequel l’apprenant est plongé dans des contextes qui simulent le monde, et qui de ce fait « situent » la cognition. ».
2.
Présentation de
l’expérimentation
L’objectif général du projet, « Le français en (première) ligne », initié par une collègue ayant travaillé deux ans comme lectrice à Sydney[2], était de se servir d’Internet pour créer un environnement à distance favorable à l’apprentissage du français par des étudiants australiens. Cet environnement devait avoir une double fonction : rapprocher la France sur un plan linguistique et surtout culturel, d’une part, permettre une communication non-natifs / natifs, grâce aux interactions à distance, d’autre part. On aura sans doute remarqué le déséquilibre entre les deux groupes, les uns étant des étudiants de maîtrise prêts à enseigner le FLE dès l’obtention de leur diplôme, les autres des étudiants de première année d’université étudiant le français comme une matière parmi d’autres. Les objectifs étaient donc différents pour chacun des deux groupes, mais un apprentissage situé était visé dans les deux cas.
2.1
Deux groupes aux objectifs
différents
Pour les Australiens, l’objectif était d’une part d’être immergé, autant que faire se peut avec des débutants, dans un contexte culturel français (la France est ressentie comme très lointaine pour un Australien, et pas seulement au plan géographique), d’autre part de communiquer de la manière la plus authentique possible avec des Français : à défaut de la situation idéale du « bain de langue » dans le pays, on peut penser qu’un apprentissage situé en langue peut être facilité par les technologies qui d’un côté rapprochent le(s) pays dont on apprend la langue, par la dimension d’information d’Internet, de l’autre permettent des interactions à distance avec des natifs, grâce à la fonction de communication d’Internet (Mangenot, 1998). L’hypothèse, bien sûr, était que cette contextualisation de l’apprentissage du français aurait des effets sur la motivation et sur l’efficacité de l’apprentissage.
Pour les Français, les deux objectifs étaient d’une part de pratiquer la pédagogie du FLE avec de vrais apprenants, avec un accent sur les approches interculturelles, d’autre part d’apprendre à se servir des technologies dans l’enseignement des langues ; pour eux, le projet ne se contentait pas de refléter une future situation de mise en œuvre de leur apprentissage, mais il constituait bel et bien une situation pédagogique réelle. La suite de cette étude se concentrera sur le travail des Français, pour lesquels ont été recueillies de nombreuses données qui seront abondamment citées : questionnaires, entretiens semi-directifs, observations ethnographiques, production multimédia.
2.2
Un apprentissage collectif
et autodirigé générateur d’une forte motivation
Quelques mots sur le dispositif pédagogique, notamment en ce qui concerne sa chronologie. Les seize étudiants en maîtrise FLE ont consacré un semestre, dans le cadre d’une unité d’enseignement optionnelle de 25h (« Analyse et intégration de matériel multimédia »), à créer des ressources de divers types (voir plus loin). Le semestre suivant, ils ont joué – bénévolement - le rôle de tuteurs par rapport aux Australiens qui utilisaient ces ressources.
Le mode de travail durant le premier semestre faisait une large part à la collaboration et à l’autodirection : huit dyades se sont constituées et ont choisi le thème sur lequel elles allaient faire travailler les Australiens. Les enseignantes australiennes avaient indiqué le manuel dont elles se servaient, Tempo 1 (Didier), et l’on savait que les étudiants aborderaient une nouvelle unité de ce manuel toutes les deux semaines. Par ailleurs, l’enseignant français (auteur de ces lignes) avait donné pour consigne générale de réaliser des activités autocorrectives pour certaines et ouvertes pour d’autres (cf. 3.3), ressources destinées à faire pratiquer le français mais également à présenter des dimensions culturelles de la Franche-Comté (ou d’autres régions). Ces consignes ainsi que les contenus linguistiques abordés par le manuel ont constitué le cadre de la création multimédia ; à l’intérieur de ce cadre, « il y avait un grande part d’autonomie », comme l’exprime une étudiante qui décrit la manière dont elle a ressenti le mode de travail :
[…] ça a changé beaucoup par rapport à d’autres cours. On n’est pas habitués à travailler comme ça. On peut tous parler ensemble, en même temps on peut parler aux profs. C’était pas du tout la même configuration de classe que les autres cours. Non, c’était assez intéressant, c’était bien. […] une grande liberté quand même de choix d’objectifs, au niveau des réalisations qu’on a pu faire, on avait vraiment une aisance totale, on faisait ce qu’on voulait, c’était bien, quoi.
Les étudiants travaillaient donc sur les ordinateurs durant les séances de TD, l’enseignant jouant le rôle de personne ressource que l’on pouvait appeler à l’aide sur le plan technologique ou sur le plan pédagogique. Une doctorante[3] a également joué ce rôle, d’une manière plus intensive. En effet, après la troisième semaine de cours, il est apparu d’une part que les étudiants se prenaient complètement au jeu, d’autre part que les 25h de TD ne suffiraient jamais pour terminer ce qu’ils avaient envie de réaliser. D’autres séances facultatives ont donc été ajoutées, à raison de 4 à 5 h par semaine en moyenne, encadrées par la doctorante ; ces séances ont surtout été fréquentées par les étudiants ayant une moindre maîtrise du multimédia, soit un peu plus de la moitié du groupe.
On analysera dans la seconde partie les raisons de cet engouement qui a dépassé toutes les attentes des expérimentateurs. Mais penchons-nous d’abord sur la production proprement dite.
2.3
Le résultat, notamment au
plan interculturel
Au plan technologique, les étudiants ont essentiellement utilisé le logiciel de présentation Powerpoint (Microsoft) et le générateur d’exercices Hot Potatoes (Halfbaked Software)[4]. Quelques consignes d’activités ont également été données sous forme de fichiers Word. Dans tous les cas, ils ont largement fait usage de l’appareil de photo et de l’enregistreur numériques qui étaient à leur disposition. Ils ont également récupéré des images et des sons sur Internet, mais en quantité moindre que ce qu’ils ont produit eux-mêmes : s’adressant à des débutants, ils ont souvent trouvé les contenus de la Toile trop complexes.
Si l’on se penche maintenant sur le contenu des réalisations au plan interculturel, on constate une double ambition chez ces futurs enseignants de FLE : d’une part, donner de la France une image plus vivante et plus actuelle que l’image forcément figée qu’en donnent les manuels, d’autre part sortir des stéréotypes traditionnels. Ces quelques extraits des entretiens semi-directifs illustrent bien ce double objectif :
J’ai voulu montrer le côté étudiant, jeune de la ville de Besançon car le public était jeune, et le côté petite ville sympa, je pense y être plus ou moins parvenue…
On a surtout voulu rendre la vie quotidienne à Besançon, puisque notre unité c’était Besançon, mais on n’avait pas envie de faire le côté touristique, ville historique, etc.; c'était plutôt la vie humaine quoi, une ville vivante, parce que souvent les gens qui sont loin, ils ont une impression de la France euh, un pays où tout est vieux, le Français il a son béret et sa baguette, oui, puis que c’est des petites villes où il se passe jamais rien… […]
On a présenté Besançon avec un diaporama, on a montré les rues, on a montré les endroits pour les étudiants, les soirées, les décorations de Noël, des choses assez... où il a du monde qui bouge, quoi.
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Deux diapos Powerpoint présentant le cadre de vie des étudiants
On a travaillé déjà plus sur la région mais ça nous semblait difficile déjà de les intéresser à notre région. [Pourquoi ?] Pour nous c’est un peu cliché […] … pour nous, enfin, pour moi, la Franche-Comté, tout ce que fait le conseil régional c’est un peu cliché … C’est pour cela qu’on s’est un peu éloignées de la citadelle, Arc-et-Senans, tout ça… on est parties sur les bateaux parce que eux justement ont ce contact au sport et à l’eau…
Une présentation de la Franche-Comté mettant l’accent sur l’eau
Dans l’ensemble, les étudiants ont non seulement cherché à présenter des
ressources sortant un peu du commun, mais ils étaient également conscients
du fait qu’il fallait que les activités en elles-mêmes présentent un caractère
ludique. Une dyade a ainsi demandé d’apparier des extraits musicaux avec des
photos de chanteurs, pour deux d’entre eux traditionnels (Piaf et Brassens),
pour deux autres plus modernes (Dion et le groupe Indochine). Une autre a
créé un rallye :
On a parlé de la citadelle, mais quand même il fallait
toujours que ça soit ludique, c’était pas le monument
historique… il fallait chercher des images, c’était pas une pure description de
la ville. On a fait une visite virtuelle de Besançon, donc on leur a fait
visiter différents endroits comme ça qui étaient pas forcément des lieux
historiques, mais des lieux comme la place Saint-Pierre, qui sont plutôt des
lieux de… un carrefour où il y a plein de gens, quoi.
Enfin, certaines activités ouvertes incitaient
les Australiens à parler en retour de leur pays :
3. Quelques leçons
pour la formation au multimédia
En se fondant toujours sur le projet expérimental, on va maintenant tenter de tirer quelques leçons en ce qui concerne l’efficacité d’une formation de futurs enseignants au multimédia. On abordera tout d’abord la question du public destinataire, puis celle de la motivation pour la dimension technologique, enfin celle des types de ressources pouvant être réalisées et des conséquences de ces choix.
3.1
Avoir un public cible
change tout
Si l’on compare la création de ressources multimédias dans un contexte habituel[5] avec le contexte de ce projet expérimental, on se rend compte que le fait d’avoir un public réel « à l’autre bout » (cette expression est revenue comme un leitmotiv dans les entretiens) change considérablement la donne en termes de motivation et donc d’engagement. Certains étudiants comparent d’ailleurs le cours qu’ils avaient eu en licence (avec le même enseignant) et le cours suivi dans le cadre du projet. Comme le montrent les extraits d’entretiens ci-dessous, tous insistent, à un moment ou à un autre, à la fois sur la motivation suscitée par ces étudiants « au bout », sur le sentiment de responsabilité vis-à-vis de ces co-disciples lointains et sur la prise en compte de leurs besoins supposés :
Pour une fois ce n'était pas simulé, imaginer un public auquel vous allez vous adresser, pour la première fois c'était vraiment du concret.
On avait une autre motivation, parce qu'on savait qu’il allait y avoir des personnes qui allaient se servir de ces exercices. Une autre motivation en fait, je me suis beaucoup impliquée dedans ; ça change parce qu’on n’a jamais eu personne à qui enseigner le FLE.
Et aussi on était très motivés par rapport... au fait qu'il y avait un public qui était vraiment derrière qu'on savait qui c'était, donc les Australiens, qui étaient étudiants comme nous et donc ils pouvaient aussi attendre de nous des exercices intéressants et très compréhensibles.
S’il n'y avait pas ces Australiens au bout je pense qu'on aurait fait des choses peu importe le thème finalement, alors que là il a fallu réfléchir plus.
Je pense qu’il est plus difficile de créer des activités pour un vrai public car c’est concret, nous savions que ce n’était pas fictif et donc je pense que tout le monde s’est donné à 100% dans sa création d’activités pédagogiques.
Je me suis sentie plus responsable du résultat à produire. Cela m’a posé aussi beaucoup de problèmes au niveau de l’intérêt que ce travail allait susciter en eux.
Les théoriciens de l’apprentissage situé considèrent qu’apprendre devrait consister à entrer dans une communauté de pratique. C’est exactement ce que semble avoir ressenti l’étudiante suivante :
Et il y avait quand même le fait qu’il y a des personnes au bout qui vont avoir ces exercices. Donc ce n’est pas négligeable, ce n’est pas comme quand on prépare une fiche pédagogique virtuelle, pour des étudiants virtuels qu’on n’aura jamais. Et voilà, quoi, c’était intéressant, c’était une mini expérience d’enseignement, parce qu’on n’a jamais enseigné pour la plupart.
On constate que, paradoxalement, le réseau Internet, que l’on associe souvent à la virtualité, a au contraire permis de rendre une formation pédagogique plus ancrée dans le réel.
3.2
Maîtrise technologique et
motivation
Il ressort de l’ensemble des entretiens que trois facteurs ont été essentiels pour créer et pour maintenir la motivation des étudiants, même ceux qui étaient a priori le moins attirés par le multimédia. Le premier facteur vient d’être longuement mentionné, il s’agit du fait d’avoir un public réel, bien identifié. Le second tient au mode de travail autodirigé : il est depuis longtemps reconnu que ce mode est généralement plus motivant pour des adultes, qui ont ainsi l’impression d’être maîtres de ce qu’ils réalisent (Carré, Moisan, Poisson, 1997). Mais le travail autodirigé exige une certaine autonomie, notamment en ce qui concerne la maîtrise des outils ; une forme d’autodirection qui surévaluerait le degré d’autonomie dont le public est capable courrait à l’échec, par découragement (Albero, 1998). Le troisième facteur fondamental était donc le tutorat, l’accompagnement, qu’il a été possible de fournir aux étudiants.
Certes, certains semblent être parvenus à améliorer leur maîtrise de l’outil informatique sans beaucoup faire appel au tutorat, comme cette étudiante qui est rarement venue aux séances supplémentaires (elle possédait un ordinateur à domicile) et dont on sent qu’elle entretient un rapport plus ou moins ludique avec le multimédia :
J’ai trouvé ça très sympa, je ne me suis jamais autant accrochée à mon ordinateur depuis ça, vraiment je cherchais à me servir du logiciel Hot Potatoes, je cherchais tout ce qu’on peut faire avec, les liens hypertexte, des choses comme ça que je ne connaissais pas du tout. Petit à petit… Enfin, on a beaucoup travaillé sans que ça semble difficile, ça venait de nous-même, quand on a travaillé dessus, c’était pas… Oui, on était motivées, quoi. […] C’était ludique, oui, c’était assez ludique […]. Le ludique, c’est les supports visuels, aller prendre des photos, enregistrer des sons.
Mais pour d’autres, un manque d’accompagnement aurait sans doute impliqué un abandon. A la question de savoir comment elle avait ressenti le tutorat, une étudiante répond : « Eh, hautement rassurant, ça c’est évident. Le lundi [jour d’un des ateliers facultatifs], on restait même plus longtemps, on venait à une heure de l’après-midi et on partait à quatre heures ; on n’avait pas la contrainte du temps. » La partenaire avec laquelle elle a travaillé abonde dans le même sens :
[Le tutorat] était indispensable parce que Nicole et moi, dans notre groupe, on n’était pas très très bonnes techniquement, le Powerpoint, tout ça, c’est tout Katerina qui nous a montré. Tout ce qu’on a fait, enfin, on a fait Hot Potatoes et Powerpoint, et ça on savait ni l’une ni l’autre s’en servir, donc heureusement qu’elle était là. […] Oui, pour Katerina on a dû bien l’agacer [rire]… mais bon, après il y a la satisfaction, après on est arrivées à faire…
Une étudiante, enfin, exprime bien le rôle de l’accompagnement dans un mode de travail autodirigé ; s’adressant à la tutrice, elle lui dit : « Vous étiez le relais entre notre objet de création et puis nos compétences de départ. ».
Mentionner les
« compétences de départ » des étudiants, c’est souligner que
celles-ci peuvent varier considérablement d’un individu à l’autre. Une raison
supplémentaire pour adopter un mode de travail autodirigé quand on forme au
multimédia est liée à cette hétérogénéité du public que l’on a en face de soi :
un formateur qui exige que le groupe entier avance au même rythme, comme c’est
encore souvent le cas, s’expose soit à lasser les plus avancés, soit à
décourager les plus faibles. Une des potentialités les plus intéressantes du
multimédia est justement de rendre les apprenants plus actifs, de sortir d’une
logique transmissive, de modifier le rôle de l’enseignant ; mais on
observe malheureusement encore des pratiques allant exactement dans le sens
inverse…
3.3
Distinction entre activités
ouvertes et fermées
On terminera par un point en léger décalage par rapport au reste de l’exposé : la question des types de ressources créées par les étudiants. Rappelons que la consigne consistait à réaliser à la fois des activités autocorrectives et d’autres ouvertes, des « activités » et des « tâches », telles que définies dans (Mangenot, 2000), les premières relevant plus de l’interactivité, de la médiatisation et les secondes de l’interaction et de la médiation (cf. Bouchard & Mangenot, 2001 et Barbot & Lancien, 2003). Les étudiants ont bien respecté ces consignes et ont en outre réalisé des présentations multimédias, celles-ci servant parfois de support à certaines activités ou tâches ; par exemple, à la suite de la présentation de diverses professions par un diaporama[6], il s’agissait d’apparier de brèves phrases descriptives (« Je dépose chaque jour le courrier dans les boîtes aux lettres ») avec la photo correspondante, ou encore, à la suite de l’écoute de virelangues, d’en choisir un, de l’enregistrer et de l’envoyer.
Cependant, le temps nécessaire à la réalisation de chacun de ces trois types de ressources multimédias (activités, tâches et présentations) n’avait pas fait l’objet d’une estimation, même approximative. Ainsi, une tâche comme celle demandant de décrire un lieu australien (voir plus haut) peut-elle être réalisée assez rapidement : elle comporte une consigne, une photo de lieu français et une brève description. A l’inverse, réaliser une activité autocorrective avec des sons et des images est beaucoup plus « chronophage », dans la mesure où il faut à la fois prendre plusieurs photos, les redimensionner, enregistrer des sons, éventuellement les convertir, rédiger les consignes, saisir toutes ces données dans le système-auteur du logiciel, convertir le tout en HTML, placer l’ensemble sur un serveur, sans se tromper avec « l’adresse » des sons et images (qui sont externes à la page HTML). Le temps de réalisation d’un diaporama est entre ces deux cas extrêmes, mais plus proche de l’activité autocorrective que de la tâche ; la conversion du format Powerpoint en HTML ne fonctionne par ailleurs pas parfaitement, surtout si les destinataires utilisent le navigateur Netscape…
En ce qui concerne l’utilisation de ces trois types de ressources par les Australiens, il est clair que le temps passé a été beaucoup plus important pour les tâches que pour les activités fermées ou les présentations. Mais surtout, les étudiants de maîtrise français n’ont eu que très peu de retours sur ces dernières, alors qu’il s’agissait des éléments sur lesquels ils avaient passé le plus de temps. Alors que l’enthousiasme observé pour la création des ressources multimédias avait été général, une frustration presque aussi générale s’est fait jour au second semestre quand il s’est agi de communiquer avec les Australiens ; le faible niveau de ces derniers en français n’a pas arrangé les choses… On s’est ainsi rendu compte que le propre d’une activité fermée était de ne pas susciter d’interactions… alors que le propre d’une tâche ouverte était au contraire d’amener l’envoi d’une production… Interactivité contre interactions, médiatisation contre médiation… Ayant la chance de disposer, avec les étudiants de maîtrise, de partenaires possibles (et natifs) pour des interactions humaines, il aurait sans doute fallu mettre plus fortement l’accent sur ce qui pouvait générer de la communication et freiner un peu les étudiants en ce qui concerne l’utilisation du logiciel Hot Potatoes.
Les leçons de cette première expérimentation ont été tirées en ce qui concerne son renouvellement en 2003-2004. Il s’agissait en fait de trouver certaines remédiations sans remettre en cause ce qui avait fait la force du projet : la création de ressources en direction d’étudiants réels et le mode de travail autodirigé. Il n’était par ailleurs plus possible de compter sur des séances supplémentaires animées bénévolement, il fallait donc sans doute en rabattre sur le niveau d’exigence concernant la maîtrise du multimédia. Au lieu de s’adresser à des étudiants australiens débutants en français, on a choisi cette année de travailler en direction d’étudiants de troisième année, ce qui permettra une communication plus fluide. Et on insiste beaucoup plus sur la création de tâches ouvertes que sur celle d’activités autocorrectives. Les étudiants français semblent presque aussi motivés que ceux de l’année précédente. Ils manipulent moins le multimédia et le maîtriseront donc moins bien à l’issue du cours, mais ils auront également consacré moins de temps à cette unité d’enseignement. Une question reste posée : quel est le degré de maîtrise du multimédia souhaitable chez un futur enseignant de langue ? Sans doute la réponse dépend-elle d’une part de chaque individu, plus ou moins porté vers la technologie, mais d’autre part également du contexte professionnel envisagé, plus ou moins exigeant en compétences de ce type. Dans tous les cas, un apprentissage situé associé à un mode de travail autodirigé (avec un fort accompagnement) devraient permettre de satisfaire la plupart des étudiants, même si la maîtrise préalable du multimédia et les ambitions sont assez hétérogènes.
Un étudiant résume bien deux apports importants du multimédia dans ce projet expérimental, la créativité qu’il encourage et la communication à distance qu’il rend possible :
Ah, la création, là, c'était vraiment intéressant, et aussi avoir la possibilité de créer des activités que vous pouvez utiliser à distance […]. Là, à partir des ordinateurs vous créez des exercices ici et il y a des personnes à l'autre bout du monde qui peuvent tout de suite les regarder.
Mais on peut penser que la dimension qui s’est finalement révélée la plus motivante est le fait d’avoir eu affaire à un public réel et de pouvoir pratiquer la pédagogie « pour de vrai ». Comme l’exprime une étudiante, théorie et pratique se sont ainsi trouvées liées :
C’était mon module préféré et aussi c’était celui qui m’a le plus stressée. C'est-à-dire, j’en dormais pas la nuit à force de réfléchir, quoi […] Mais c’était intéressant parce qu’on mettait en pratique en fait ce qu’on apprenait en théorie, ce qu’on faisait en didactique.
Références
Albero, B. (1998) « Les Centres de Ressources Langues : interface entre matérialité et virtualité », in Etudes de linguistique appliquée 112 (oct.-déc. 1998), p. 469-482. Paris, Didier érudition.
Barbot, M.-J. & Lancien, T. (dir., 2003) Médiation, médiatisation et apprentissages. Notions en questions en didactique des langues. Lyon, ENS Editions.
Bouchard,
R. & Mangenot, F. (dir.,
2001) Interactivité, interactions et multimédia. Notions en questions en
didactique des langues.
Brown, J.S., Collins, A., Duguid, P. (1989) Situated Learning and the Culture of Learning. Education Researcher 1989 18 (1): 32-42. Consulté sur Internet en décembre 2003 : http://www.slofi.com/Situated_Learning.htm
Carré, P., Moisan, A, Poisson, D. (1997) L’autoformation. Psychopédagogie, ingénierie, sociologie. Paris, PUF.
Legros, D. & Crinon, J. (2002) Psychologie des apprentissages et
multimédia. Paris, Armand Colin (coll. U).
Mangenot, F. (1998) « Classification des apports d’Internet à l’apprentissage des langues », in ALSIC (Apprentissage des langues et systèmes d’information et de communication) Vol. 1, Numéro 2, p. 133-146. Université de Franche-Comté. http://www.alsic.org
Mangenot, F. (2000) « Quelles tâches dans ou avec les produits multimédias », in Actes du colloque Triangle XVII, Multimédia et apprentissage des langues étrangères, p. 65-80. Paris, Editions de l’ENS Fontenay-Saint-Cloud.
[1] Définition trouvée sur http://abc.ntic.org : « Une communauté de pratique est une méthode de partage des connaissances utilisant les TIC. Elle permet la transmission de savoirs tacites, basés sur l'expérience (70% de l'avoir d'une organisation) et les savoirs explicites acquis par la formation. La circulation de cette information crée un savoir collectif qui peut servir de base au perfectionnement professionnel et à la résolution de problème. »[2] Christine Develotte, Ecole normale supérieure Lettres et sciences humaines, Lyon.[3] Katerina Zourou, qui prépare une thèse à Besançon sur les apprentissages collaboratifs à distance.[4] http://www.uvic.ca/halfbaked[5] La plupart des maîtrises de FLE proposent une unité d’enseignement sur les TICE et l’auteur de ces lignes encadre de tels cours depuis 1998. Certaines réalisations d’étudiants sont consultables sur « L’espace pédagogique FLE » : http://www.u-grenoble3.fr/espace_pedagogique[6] Les étudiants sont allés photographier des professionnels (pompier, facteur, militaire, boulangère, pharmacienne, etc.) dans les rues de Besançon ; ils les ont également interrogés sur leur travail.